OFFRE ET DEMANDE

OFFRE ET DEMANDE
OFFRE ET DEMANDE

L’offre et la demande représentent probablement les concepts les plus vénérables et les plus fondamentaux de la théorie économique. En effet, l’activité économique se résout essentiellement en une série de transactions effectuées par les agents en vue d’améliorer leur situation individuelle ou la situation de la collectivité. Ces transactions peuvent aussi bien accompagner des opérations de production que des opérations de consommation, ce qui explique l’extrême généralité des concepts d’offre et de demande forgés par les économistes pour en rendre compte.

Boisguillebert et Turgot ont présenté au XVIIe et au XVIIIe siècle une première formulation théorique du fonctionnement de l’échange en proposant la définition intuitive d’un mécanisme d’équilibre entre les prix et les quantités offertes et demandées. A. Smith et l’école anglaise du début du XIXe siècle se sont ensuite efforcés d’étendre l’idée d’un équilibre de marchés à des constructions plus ambitieuses, visant le système économique dans son ensemble, conçu à l’époque comme un système de production (Ricardo, Marx). Mais si, pendant toute cette période, le «principe de l’offre et de la demande» s’est trouvé constamment invoqué, aucune démonstration rigoureuse n’en a cependant été donnée.

C’est à la fin du XIXe siècle et au début du XXe que des économistes de formation mathématique, comme Walras, Edgeworth, Marshall et Pareto, entreprennent une investigation plus systématique des fondements logiques d’un système d’échange. La méthode qu’ils ont suivie pour esquisser les premières démonstrations de la loi de l’offre et de la demande peut s’interpréter à première vue comme une sorte de retour en arrière. Aux perspectives riches et ambitieuses des classiques, ils ont en effet substitué des modèles extrêmement simplifiés, limités le plus souvent, au moins au point de départ, au cas de deux agents, de deux biens de consommation, sans épargne ni production. Ils ont essayé ensuite d’étendre leurs résultats en élargissant progressivement leurs hypothèses (prise en considération d’un nombre quelconque d’agents et de biens, introduction des opérations de production). Cette démarche, consistant à procéder à la construction de simulations de complexité croissante, présente l’avantage évident d’un contrôle logico-mathématique rigoureux. Elle n’assure pas toutefois la coïncidence entre les éléments constitutifs des modèles et la réalité économique qu’ils sont chargés de représenter. Ainsi certaines hypothèses, nécessaires à leur fonctionnement, comme celle de la concurrence pure et parfaite, sont-elles susceptibles d’une définition formelle satisfaisante (aucun agent n’en domine un autre) sans pour autant s’accompagner d’une interprétation économique significative.

Le choix des outils mathématiques utilisés pour poser les questions et élaborer les démonstrations a suivi le développement des mathématiques elles-mêmes. Ainsi les premiers travaux ont eu recours au calcul intégral et différentiel en traitant l’offre et la demande comme des fonctions continues. L’essentiel de l’apport théorique en ce domaine, dû principalement à Debreu et Mac Kenzie, a consisté à traduire la notion d’équilibre de marché dans les termes de l’algèbre des ensembles et de la topologie générale.

Cet exercice purement formel n’est pas aussi stérile qu’il pourrait paraître. Il permet tout d’abord d’établir une distinction plus nette entre les éléments arbitraires (axiomes) et les résultats démontrables (lemmes et théorèmes). De plus, le recours à un outillage mathématique plus étendu permet de mettre en évidence certaines propriétés économiques. L’école formaliste moderne a par exemple établi que:

1. l’existence d’un système de prix d’équilibre, considéré comme la solution du problème de l’offre et de la demande, requiert certaines hypothèses, relatives à l’ordre dans lequel les agents classent leurs préférences;

2. à une économie répondant à ces hypothèses correspondent le plus souvent plusieurs systèmes de prix d’équilibre également possibles.

Il résulte du premier point que l’existence formelle d’un système de prix d’équilibre n’aura de signification que si les hypothèses retenues sur les préférences se trouvent empiriquement vérifiées. On peut déduire du second point que la détermination d’un système de prix unique pour une économie donnée implique presque toujours une investigation sociologique concernant le pouvoir de négociation réciproque des agents en présence. Dans certains cas enfin, le renouvellement de la conceptualisation mathématique est lui-même à l’origine d’un enrichissement empirique. Ainsi la théorie des jeux, initialement élaborée par J. von Neumann et O. Morgenstern, a-t-elle fourni une base logique plus rigoureuse pour esquisser une typologie des marchés (concurrence, monopole, oligopole, monopole bilatéral, etc.) fondée, comme l’ont montré Shubik et Shapley, sur la nature et l’étendue de l’information des agents.

Il est toutefois nécessaire de dénoncer les illusions que risque d’engendrer cette démarche formelle. De façon très schématique, le travail du théoricien consiste à construire une première ébauche de modèle à partir d’hypothèses très simplificatrices de la réalité, communes à tous les économistes, puis à dégager le plus soigneusement possible les conditions requises pour son fonctionnement. L’essentiel de son apport se situe donc dans la seconde étape, alors même que la signification empirique du modèle dépend surtout de la première. Ainsi Debreu et Mac Kenzie, qui ont proposé les premières démonstrations rigoureuses de l’existence d’un système de prix d’équilibre, ont-ils établi ce résultat dans le cadre très limité d’une économie de propriété privée, de concurrence pure et parfaite, d’information complète et sans incertitude. De plus, alors que les hypothèses qui servent de base à la première ébauche possèdent une signification économique (conditions relatives aux agents et aux biens, définitions des opérations), celles qui se trouvent introduites à l’occasion de la seconde étape pour les besoins du raisonnement n’en possèdent aucune (convexité du champ de préférence des agents). En définitive, leur démonstration consiste à prouver qu’il existe dans l’abstrait des économies d’échange admettant au moins un système de prix d’équilibre. Mais ce résultat est de peu de portée économique si l’on est incapable d’établir si cette catégorie d’économies a quelque chance de se rencontrer dans la réalité.

En dehors de ces problèmes de méthodologie générale, certaines difficultés proviennent du fait que l’économiste est conduit à se poser à propos de l’offre et de la demande trois types de questions distinctes:

a ) Quel est le système de prix optimal susceptible de régir les transactions de manière à satisfaire au mieux les préférences individuelles des agents révélées par leur offre et leur demande?

b ) Par quel mécanisme de transaction un système de prix optimal peut-il être atteint et maintenu dans les meilleures conditions?

c ) Quelles sont les règles qui régissent les transactions effectivement réalisées dans les différents types d’économies observables?

La définition d’un système de prix optimal à partir des préférences individuelles des agents, présentée pour la première fois par Pareto (a ), n’implique pas évidemment que la concurrence pure et parfaite constitue le meilleur moyen de le promouvoir (b ), ni à plus forte raison qu’il soit effectivement réalisé dans le cadre d’une économie concrètement observable (c ). Ce genre de confusion s’est trouvé du reste facilité par une utilisation naïve de la méthodologie des modèles. Ainsi Walras, ayant conçu la notion de système de prix d’équilibre dans le cadre d’une économie de concurrence pure et parfaite, en a-t-il déduit tout à fait indûment qu’il avait démontré que le système concurrentiel garantissait seul un système de prix d’équilibre. Cet exemple historique illustre clairement les risques de glissement idéologique qui pèsent en permanence sur l’analyse économique.

Le présent article se propose dans une première partie de présenter succinctement les notions d’offre et de demande et d’introduire de la façon la plus générale l’idée de système d’échange, en discutant rapidement le concept central de système de prix. La seconde partie, consacrée au fonctionnement du système d’échange, s’efforce de résumer les apports de l’analyse contemporaine dans les principaux domaines de la connaissance des préférences des agents, de leurs règles de décision et des différents mécanismes d’ajustement, en insistant plus particulièrement sur la signification présente de ce que la tradition économique a appelé «loi de l’offre et de la demande».

1. Définitions et conditions d’existence d’un système d’échange

Les implications de l’offre et de la demande

Pour expliquer les transactions sur les biens, il est nécessaire de définir préalablement les relations générales entre les biens et les agents, qui permettent de dégager une première interprétation de l’offre et de la demande. On peut les énoncer de la manière suivante:

a ) Les biens économiques sont désirés par les agents;

b ) les biens économiques sont détenus par les agents.

La relation (a ) révèle une parenté entre la quantité demandée d’un bien déterminé et son utilité pour l’agent d’où émane la demande. Mais l’utilité renvoie aux différents usages que l’agent peut faire d’un bien, et il est important de ne pas confondre la demande d’une certaine quantité du bien avec l’usage que se propose d’en faire l’agent; c’est pourquoi l’analyse de la demande ne peut pas être confondue, par exemple, avec celle de la consommation. De plus, les divers usages d’un bien tiennent aux propriétés réelles ou imaginaires que l’agent est susceptible de lui prêter en fonction de son information et de ses dispositions psychologiques. Un même bien peut donc parfaitement, dans deux circonstances différentes, être demandé par le même agent à des fins variées en raison de propriétés différentes (vêtements demandés à des fins de protection et d’esthétique, logement à des fins d’habitation et de placement, etc.). Il en résulte que la simplification qui assimile la quantité demandée d’un bien à la mesure subjective de son utilité rend cette mesure soit grossièrement inexacte, soit vide de tout contenu.

La relation (b ) est plus délicate à interpréter. Une quantité déterminée de bien ne peut être offerte que par son détenteur. Mais le fait de détenir un bien résulte soit d’un contrôle direct sur lui, soit d’un régime institutionnel qui confère un droit exclusif de contrôle sur ce bien à l’agent détenteur (tel est le cas de la propriété privée). Lorsque le bien est un produit, son contrôle se confond avec celui de l’opération de production. Mais il s’agit là d’un cas particulier et l’analyse de l’offre doit être distinguée de celle de la production.

Il résulte de cette investigation que, d’une part, l’analyse de l’offre et de la demande est contingente des différentes opérations (consommation, production, spéculation, etc.) définies par le modèle à l’intérieur duquel elles sont étudiées et que, d’autre part, ces modèles sont eux-mêmes tributaires d’hypothèses relatives à l’organisation sociale. En d’autres termes, et contrairement à certaines utopies naturalistes, un modèle général de l’échange est impossible.

Le modèle simple d’un système d’échange «pur»

La structure logique du modèle

On peut supposer, pour simplifier, que tous les biens sur lesquels portent les transactions ont un usage unique, et définir ainsi une économie ne comportant qu’une seule catégorie de biens. On a longtemps pensé que cette simplification n’avait de signification économique que dans le cas des biens de consommation. Depuis les travaux de Sraffa, on conçoit un modèle alternatif également pourvu de signification économique, dans lequel les biens de production, définis au sens large (produits intermédiaires + biens de consommation productive), sont les seuls sur lesquels portent les transactions. Le parallélisme des deux familles de modèles n’est cependant pas possible, ne serait-ce que parce que la définition des opérations de production implique certaines hypothèses supplémentaires (durée, classement des produits dans le circuit de production, etc.) que ne nécessitent pas, au moins dans une première approximation, les opérations de consommation.

Notre objectif étant de mettre en lumière le mécanisme de l’échange, il s’avère préférable de choisir un modèle où toutes les autres hypothèses se trouvent réduites à leur plus simple expression. C’est pourquoi nous suivrons la tradition et conviendrons d’appeler système d’échange «pur» une économie constituée par plusieurs agents et par plusieurs biens où toutes les transactions accompagnent des opérations de consommation. Chaque agent dispose d’une dotation originelle, composée d’un ensemble de biens dénombrables évalués en quantité, et manifeste ses préférences en demandant un nouvel ensemble de biens défini de la même manière. Cette demande traduit le fait que la dotation originelle de chaque agent ne suffit pas à le satisfaire. Les échanges qui résultent d’une confrontation entre les biens demandés et les biens offerts en contrepartie sont rendus possibles soit par la variété des dotations initiales, soit par celle des goûts, soit enfin par la combinaison des deux.

Le système d’échange comme jeu

On peut alors considérer tout système d’échange comme un jeu. La partie est définie par un point de départ (situation initiale ), caractérisé par la dotation originelle et la demande virtuelle de chaque agent, et par un aboutissement (situation finale ), réalisé lorsque toutes les demandes ont été effectivement satisfaites. À l’intérieur de chaque partie, les transactions des agents peuvent être assimilées aux différents coups des joueurs qui obéissent à des règles définies à l’avance. Deux difficultés marquent toutefois la limite de cette analogie: sur quelles bases les règles du jeu sont-elles établies? comment l’agent élabore-t-il sa stratégie?

La réponse à la première question dépend du point de vue où l’on se place pour déterminer les règles. On peut en effet se placer d’un point de vue exclusivement individuel et se donner comme règle que la situation de chaque agent à la fin de la partie se trouve améliorée par rapport à sa situation initiale (a ). Mais on peut également se placer du point de vue de la collectivité et poser que la situation finale d’au moins un joueur doit se trouver améliorée par rapport à sa situation initiale sans que celle d’aucun autre ne se trouve détériorée (b ). On peut enfin dans cette perspective envisager une règle selon laquelle le nombre des agents dont la situation s’est améliorée au cours de la partie doit être supérieur à celui des agents dont la situation s’est dégradée. La définition d’un échange profitable renvoie donc à une définition plus fondamentale de la satisfaction.

La réponse à la seconde question est évidemment liée au choix d’une définition de l’échange profitable. Mais elle nécessite en plus l’élaboration de critères permettant à chaque agent de comparer son allocation initiale à sa dotation finale. La construction d’un indice de comparaison, sur la base des quantités de biens demandées, implique une relation directe entre les utilités et les quantités (cf. supra ).

Pour un observateur extérieur, le jeu consiste en définitive en une allocation de biens entre les agents par le moyen de transactions portant sur les quantités. Comme le nombre et les quantités de chaque bien restent les mêmes du début à la fin de la partie, les quantités de chaque bien demandées au cours des transactions effectives sont nécessairement égales aux quantités offertes. La solution optimale du jeu, qui correspond aux règles que l’on s’est données au point de départ, peut être en théorie obtenue de deux manières: 1o en laissant librement jouer les agents, jusqu’à ce qu’ils aient atteint la solution optimale à travers une série de transactions (jeux à plusieurs joueurs correspondant à une formule économique de type libéral et décentralisée); 2o en faisant calculer directement la solution par un super-joueur qui imposerait ensuite aux agents les transactions nécessaires à sa réalisation (jeu à joueur unique correspondant à une formule économique dirigiste et centralisée).

Dans la pratique cependant, et comme l’a exposé M. Dobb, le type de jeu choisi n’est pas sans incidence sur les règles adoptées. Les différentes règles précédemment évoquées ne permettent pas en effet au joueur unique de trouver une solution, faute d’information sur les goûts et les préférences individuelles des agents. La correspondance de fait qui s’établit entre la définition des règles et le type du jeu est fondée sur les contraintes d’information propres à chaque type de jeu. Dans le premier type de jeu, l’information est décentralisée, c’est-à-dire définie pour chaque agent. Au début de la partie, chaque agent connaît sa dotation initiale et ses préférences, mais ignore l’ensemble des biens négociables dans l’économie et les préférences des autres agents. Dans le second type de jeu, l’information est au contraire centralisée au niveau du super-joueur, qui connaît au début de la partie l’ensemble des biens négociables dans l’économie.

Le mécanisme de l’échange dans une économie décentralisée

Ces remarques expliquent le rôle particulier de l’offre et de la demande dans une économie décentralisée (jeu du premier type). En effet, dans un système d’échange conçu sur cette base, l’offre et la demande assument conjointement deux fonctions: elles permettent la réalisation du transfert des biens entre les agents (transactions effectives ) et transmettent une information sur les préférences des agents et leur allocation initiale (offres de transactions ). Mais une différence apparaît alors entre la demande et l’offre. Au point de départ, la demande peut être tout à fait irréaliste par rapport à l’ensemble des biens disponibles, tandis que l’offre est nécessairement tributaire des allocations originelles. Dans la situation finale au contraire, la somme des quantités demandées est, comme on l’a vu, nécessairement égale à celle des quantités offertes. C’est pourquoi les économistes ont été conduits à distinguer une demande virtuelle (ou notionnelle ) et une demande effective. On comprend, dans ces conditions, que l’équilibre puisse être défini comme la situation dans laquelle aucune demande n’est restée insatisfaite.

Ce type de présentation implique toutefois une correspondance entre la solution finale d’un jeu, définie comme un optimum, et la situation d’équilibre qui exige seulement l’égalité entre la somme des quantités offertes et demandées de chaque bien. En suivant cette définition purement comptable de l’équilibre, il est aisé de démontrer que toute solution optimale correspond nécessairement à une situation d’équilibre, sans que l’inverse soit vrai. Mais il n’en est plus de même lorsqu’on introduit une définition dynamique de l’équilibre, fondée sur la notion de stabilité, c’est-à-dire sur l’aptitude pour un système à se maintenir dans une position déterminée.

Un exemple simplifié

On peut préciser ces différents points à l’aide d’un exemple simplifié à l’extrême. Soit un système d’échange composé seulement de deux agents A et B, échangeant respectivement entre eux des quantités de deux biens X et Y. À l’origine, A détient 8 unités de X, soit 8 x , et 0 unité de Y, soit 0 y ; B détient 8 unités de Y, soit 8 y , et 0 unité de X soit 0 x . On représente les préférences de A et de B par une série de combinaisons de quantités respectives q de X et de Y.

Supposons en outre, ce qui est plus discutable (cf. infra , au chap. 2: Les préférences individuelles des agents), qu’il existe certaines combinaisons de X et de Y qui soient équivalentes du point de vue de A et qu’il en existe d’autres équivalentes du point de vue de B. Cette supposition permet de construire un indice de comparaison qui sert à A et B pour comparer plusieurs situations représentées par des combinaisons de biens différentes, et par conséquent pour définir leur stratégie en fonction des règles acceptées. Soit a 0 la situation correspondant à la dotation initiale de A, et a 1, a 2, ..., a n des situations possibles pour A; la règle pourra s’énoncer de la manière suivante:

de même pour B, si b 0 correspond à la dotation initiale et si b 1, b 2, ..., b m sont des situations possibles pour B, la règle pourra s’énoncer de la manière suivante:

Une série de graphiques à deux dimensions illustre traditionnellement cette présentation. Les figures 1 et 2 représentent respectivement l’indice de comparaison utilisé par A et par B pour apprécier leur situation au cours de l’échange. L’axe des x représente les quantités du bien X, l’axe des y les quantités du bien Y, et les courbes a 1, a 2, a 3 et b 1, b 2, b 3 correspondent aux combinaisons de quantités de X et de Y que A et B jugent respectivement équivalentes. À chaque point Pa 1, P a 1, ..., et Pb 1, P b 1, ..., correspond une combinaison de quantités q de X et de Y et l’ensemble de ces points forme les courbes a et b , à condition de supposer que les quantités de X et de Y sont des mesures continues. La forme des courbes ainsi obtenues dépend de l’interprétation économique choisie. On supposera ici avec les auteurs néo-classiques que les différentes combinaisons équivalentes correspondent à des substitutions de quantités entre X et Y (une certaine quantité supplémentaire de X compensant une diminution de quantité de Y, et vice versa). Une substitution parfaite entre deux biens serait représentée par une droite. Les courbes a 1, a 2, a 3 et b 1, b 2, b 3 sont parallèles entre elles, ce qui suppose que les formules de substitution restent inchangées pour A et pour B lorsqu’on change d’échelle, c’est-à-dire lorsqu’on multiplie ou qu’on divise toutes les combinaisons équivalentes par un même nombre entier positif. De telles familles de courbes sont, depuis Pareto, connues dans la littérature économique sous le nom de courbes d’indifférence.

Le système d’échange peut être représenté sur un même schéma (fig. 3), qui permet en même temps de suivre la situation de A, définie par rapport aux axes Ox , Oy , et celle de B, définie par rapport aux axes O x , O y. Dans la situation initiale représentée par le point T, les dotations en biens correspondent respectivement pour A aux valeurs 8 x et 0 y et pour B aux valeurs 8 y et 0 x. Par le point T, on peut toujours faire passer une courbe d’indifférence a 0, qui coupe l’axe Oy au point V. De même, on peut également faire passer une autre courbe d’indifférence b 0, qui coupe l’axe O x au point W. On voit aisément que toute solution respectant les règles du jeu se trouve nécessairement à l’intérieur de l’espace hachuré VTW, puisque tout point qui lui est extérieur est nécessairement situé sur une courbe d’indifférence plus basse par rapport à l’un au moins des deux agents. Cette représentation d’un système d’échange dans un diagramme emboîté constitue la traduction graphique bien connue de la manière dont Edgeworth a présenté le problème de l’échange.

Chacune des courbes de la famille a admet une courbe de la famille b tangente en un point P (fig. 4). Ce point P, commun à une courbe d’indifférence de chaque famille, constitue une solution d’échange possible (au sens de l’équilibre comptable). Il représente en outre un optimum. En effet, tout autre point de rencontre entre deux courbes de familles différentes serait un point de séquence. Or, il est toujours possible pour l’une ou l’autre des deux courbes sécantes d’avoir une série de points communs avec une courbe de l’autre famille, jugée préférable par l’agent. L’ensemble des points de tangence entre toutes les courbes des deux familles forme un segment de ligne Pa Pb que l’on a coutume d’appeler depuis Edgeworth ligne de contrat. La solution de l’échange se trouve donc sur la portion de la ligne de contrat qui se trouve située à l’intérieur de l’espace VTW, définissant les dotations originelles.

Cet exemple permet de dégager les conclusions suivantes:

– Tout système d’échange n’admet pas nécessairement une solution d’équilibre optimal. L’existence de cette solution dépend à la fois des dotations initiales et des préférences des agents. En termes graphiques, il existe une solution d’équilibre dans le cas d’un échange bilatéral lorsque les courbes d’indifférence menées respectivement à partir du point T, représentant les dotations initiales, sont sécantes et lorsque les points de tangence des deux familles de courbes d’indifférence sont situés à l’intérieur du diagramme et non sur l’un de ses côtés.
漣 Un système d’échange peut admettre plusieurs solutions d’équilibre optimal. En termes graphiques, l’ensemble des points du segment Pa Pb représente autant de solutions d’équilibre optimal du système d’échange analysé.

La signification du système des prix

Système d’allocations et système de prix

Les différents points du segment Pa Pb représentent un ensemble d’allocations possibles (fig. 4). Ainsi, on a:

– en P0, A = (4 x ; 4 y ) et B = (4 x ; 4 y ),

– en Pa , A = (3,5 x ; 3,5 y ) et B = (4,5 x ; 4,5 y ),

– en Pb , A = (5 x ; 4,5 y ) et B = (3,5 x ; 3 y ).

Si on appelle S la totalité des quantités allouées dans l’économie considérée de telle sorte que S = s A + s B, alors S0, S1, S2 correspondent respectivement à P0, à Pa et à Pb et sont autant de systèmes d’allocations compatibles avec les règles du jeu.

Mais l’ensemble des points du segment Pa Pb est susceptible dans une économie d’échange «pure» d’une autre interprétation. En effet, toute acquisition de Y par A s’accompagne d’une cession de X, de même que toute acquisition de X par B s’accompagne d’une cession de Y. On peut donc résumer les conditions de l’échange en un tableau (tabl. 1), où les deux premières lignes expriment respectivement les conditions de l’échange pour A et B; la troisième ligne indique la base sur laquelle s’effectuent les transactions dans les trois hypothèses correspondant à P0, Pa et Pb .

À tout point du segment Pa Pb correspondent donc à la fois un système d’allocations S1, S2, ..., S n et un système de prix P1, P2, ..., Pm ; cette correspondance est connue sous le nom de dualité entre les prix et les quantités. Elle traduit une propriété mathématique qui a été mise en évidence par Kuhn et Tucker à l’occasion de leurs recherches sur la programmation linéaire.

L’interprétation économique de ce principe est cependant plus délicate. Tous les problèmes de l’échange peuvent-ils indifféremment être formulés en terme d’allocations ou en terme de prix? Dans une économie d’échange pure qui correspond au modèle étudié, la réponse dépend de l’analyse des préférences individuelles. À ce niveau, le principe de la dualité s’applique également, puisque les préférences d’un agent sont représentées par un ensemble de combinaisons de quantités équivalentes de biens, correspondant au système d’allocations, et par un taux personnel de substitutions entre les biens, qui traduit la base sur laquelle l’agent s’échange à lui-même les différents biens, et correspond par conséquent au système de prix. Les définitions de l’ensemble des combinaisons équivalentes et du taux personnel de substitution sont considérées comme indépendantes si le taux personnel de substitution est indifférent à l’échelle des quantités considérées, ce qu’illustre par exemple le parallélisme des courbes de l’indifférence. Techniquement, cela revient à dire que toute combinaison de quantité peut être multipliée par un nombre entier quelconque sans changer le taux de substitution personnelle entre les biens qui la composent. Cette transformation linéaire dépend toutefois de la pente de la droite utilisée. En conséquence, les valeurs et les quantités , qui sont étroitement imbriquées dans l’analyse d’une économie d’échange pure, ne peuvent être détachées qu’en introduisant une série d’hypothèses restrictives).

La détermination du système des prix

Dans l’exemple numérique considéré, les situations S0, S1 et S2, qui représentent chacune une répartition différente d’un montant de biens disponibles dans l’économie, peuvent être interprétées de la manière suivante:

Si l’on adopte comme règle de partage s A = s B, on peut déterminer le point P0 correspondant à la fois à une répartition des quantités et à un système de prix unique. À condition de supposer les allocations comparables, une telle règle de partage peut être pratiquée par exemple par un bureau de planification. Mais elle n’est pas applicable au cas d’une économie d’échange décentralisée, où chaque opérateur indépendant ignore par définition l’allocation des autres agents. Faute de cette information, la détermination du point P à l’intérieur des solutions possibles (Pa , Pb ) dépend du pouvoir réciproque de A et B.

Cette constatation ne peut pas cependant être directement généralisée à tout système d’échange entre un nombre quelconque d’agents. Les dotations initiales et les préférences individuelles de chaque agent constituent en effet les seules restrictions aux différents systèmes de prix possibles. La multiplication du nombre des agents a donc pour conséquence de réduire le champ des possibles qui correspond à la marge d’indétermination du système optimal de prix. Ainsi, lorsque le nombre des agents tend vers l’infini, le champ des solutions possibles tend vers une solution unique, le système optimal de prix. Les conséquences de cette propriété ont permis à Aumann de construire un nouveau modèle de l’économie d’échange décentralisée à partir d’un nombre infini d’agents (théorie du continuum ).

S’il n’existe donc aucun modèle parfaitement général d’un système d’échange, il est cependant possible de dégager les degrés de généralité des principaux concepts constitutifs de tout système d’échange. Au niveau de généralité le plus élevé se trouve l’ensemble des solutions compatibles avec les informations minimales (dotation initiale et préférence individuelle des agents appelés parfois le cœur ou encore le noyau d’une économie d’échange). La détermination de systèmes de prix requiert des informations supplémentaires relatives au déroulement du jeu. C’est ainsi que la théorie économique distingue traditionnellement les cas où aucun agent (concurrence parfaite), un seul agent (monopole), les deux agents (monopole bilatéral) détiennent l’initiative des prix. Les nombreux travaux portant sur l’application de la théorie des jeux aux différentes situations de marché complètent et approfondissent cette typologie sommaire.

2. Le fonctionnement d’une économie d’échange

Supposons une économie dans laquelle il existe une position d’équilibre. Il reste à expliquer de quelle manière cet équilibre sera atteint, ou du moins pourra l’être.

Avec la plupart des théoriciens, on se placera tout d’abord dans le cadre fictif d’une économie: d’échange , où les seules opérations sont des achats et des ventes, à l’exclusion des opérations de production; de propriété privée , où tout échange s’accompagne d’un transfert de propriété; de concurrence pure et parfaite , où le nombre et la taille des échangistes empêchent tout effet de domination du marché par l’un d’entre eux. On verra ensuite si – et dans quelle mesure – les mécanismes mis à jour dans le cadre de ces hypothèses restrictives sont généralisables à d’autres, moins irréalistes.

Cette investigation rencontre deux catégories principales de problèmes:

– De quelle manière chaque agent réagit-il en fonction de ses préférences aux informations qui lui sont fournies par le marché?

– Suivant quelle procédure le marché organise-t-il la diffusion de ces informations?

Cette présentation s’inspire des travaux d’économistes mathématiciens (Radner, Marshak) qui analysent le marché comme un réseau d’information. Dans sa définition la plus large, une information est une manière de spécifier une action, comme par exemple: «J’achète 3 kg de pommes de terre de telle qualité au prix de 3 F à Paris, le 1er janvier 1971», ou un état, comme par exemple: «Le prix de la pomme de terre de telle qualité est de 1 F le kilogramme à Paris, le 1er janvier 1971.» Chaque agent est censé agir en fonction des informations dont il dispose; certaines informations sont relatives à lui-même (ses goûts, ses préférences, ses tendances), d’autres à son environnement (la qualité des produits, leur provenance, leur technologie, leur prix sur le marché); mais cette distinction est artificielle puisque c’est par l’intermédiaire des informations sur son environnement (présence de tel ou tel produit sur le marché) qu’il dispose d’une information sur ses préférences.

De façon plus précise, le concept d’information peut être envisagé de deux points de vue. En extension, il désigne la succession des états d’une économie, c’est-à-dire l’ensemble des actions des agents depuis l’origine de l’activité économique. Ainsi un système économique est-il doté d’une information parfaite lorsque tous les agents disposent de cette information en extension. Dans un tel système, l’incertitude se trouve exclue par définition et toute indication de temps (t 1, t 2, tx , ..., t n ) ne représente qu’un indice conventionnel de repérage, analogue à un procédé de coordonnées. Dans une optique compréhensive, l’information qui caractérise une économie peut être poussée à l’infini suivant le degré de précision désiré. Dans cette perspective, la notion d’information complète est subordonnée à la définition relative d’informations utiles. Si l’on démontre par exemple qu’un système de prix constitue un indice qui synthétise l’état de l’économie de façon suffisamment fiable pour éclairer les agents dans leurs décisions d’offre et de demande, le système de prix sera considéré comme l’information complète d’une économie d’échange.

Suivant en cela une présentation heuristique qui leur est familière, les économistes ont commencé par se donner l’hypothèse d’une information «complète» et «parfaite» (au sens où on l’a défini plus haut).

Ainsi les modèles proposés par les premiers néo-classiques pour présenter de façon rigoureuse le mécanisme de l’échange admettent-ils généralement, au moins implicitement:

1. Que chaque agent dispose d’une information complète et parfaite sur lui-même, c’est-à-dire sur ses préférences.

2. Que chaque agent dispose d’une information parfaite et complète sur son environnement économique. Cette proposition peut donner lieu à deux interprétations distinctes:

– L’agent ne connaît ni les préférences ni les actions des autres agents, le système de prix lui fournissant l’information nécessaire et suffisante (modèle de Walras).

– Il connaît de façon complète et parfaite les actions des autres agents et n’a donc pas besoin de se reférer à un système de prix (modèle d’Edgeworth).

3. Que l’information est instantanée, gratuite et égale pour tous.

En dépit de leur cadre très restrictif, ces modèles originels ont révélé des faiblesses logiques. C’est à leur propos que certains économistes contemporains (Scraf, Debreu, Shubik et Allais) en sont venus à discuter leurs hypothèses, ouvrant ainsi la voie à une représentation plus réaliste du système d’échange.

La loi de l’offre et de la demande

La loi de l’offre et de la demande constitue une très ancienne tentative pour expliquer le fonctionnement d’un système d’échange considéré comme un système «autorégulé». Elle peut se formuler en deux propositions:

– Dans une économie de concurrence pure et parfaite, si pour un système de prix donné la quantité demandée d’un bien excède la quantité offerte, le prix de ce bien s’élèvera, tandis qu’il baissera si la quantité demandée est inférieure à la quantité offerte.

– Dans une économie de concurrence pure et parfaite, si le prix d’un bien baisse par rapport aux autres, la quantité demandée s’élèvera et la quantité offerte diminuera, tandis que, s’il s’élève, la quantité demandée diminuera et la quantité offerte augmentera.

Bien que fréquemment invoquées de façon doctrinale par des générations d’économistes libéraux, ces propositions ont dû attendre une période relativement récente pour faire l’objet d’une investigation systématique, tant en ce qui concerne leurs implications logiques que leur contenu empirique.

Dans une économie d’échange pure, il n’existe qu’une seule catégorie d’actions: la demande de biens contre paiement, qui peut s’interpréter également comme une offre contre paiement. Cette symétrie n’est toutefois possible qu’à la condition que tous les biens disponibles sur le marché puissent être utilisés de façon équivalente comme contrepartie de paiement. Tous les biens s’échangent donc directement contre tous les biens, même si, pour simplifier, les opérations de paiements sont libellées en une unité de compte conventionnelle appelée monnaie. En économie de troc, «offre» et «demande» désignent donc les deux revers d’une même médaille. Il en résulte que tous les échangistes sont à la fois également «offreurs» et «vendeurs», si bien qu’en définitive il n’existe dans ce type d’économie qu’une seule catégorie d’agents, responsables d’une double opération. Par ailleurs, si l’on décompose le marché en une série de sous-marchés correspondant à chaque bien, il est évident que chaque agent n’est pas en même temps acheteur et vendeur sur l’ensemble de ces sous-marchés: il peut être simultanément acheteur de certains biens et vendeur d’autres biens, mais ne se trouve jamais en même temps acheteur et vendeur sur le même marché. Ces restrictions limitent la généralisation des résultats obtenus dans ce cadre; ils ne s’appliquent pas à des économies plus complexes et plus réalistes, telles que les économies monétaires comportant des opérations de production.

On étudiera tout d’abord sous quelles conditions le mécanisme de l’offre et de la demande peut fonctionner, problème qui est connu dans la littérature économique sous le nom de «conditions de stabilité» de l’équilibre d’échange. On examinera ensuite si ces conditions coïncident avec les règles de comportement des agents.

Le préalable de l’agrégation

La loi de l’offre et de la demande telle qu’elle a été énoncée concerne l’ensemble des quantités offertes et demandées sur un marché défini par un prix. Soit une économie constituée de plusieurs agents représentés par l’indice i (i = 1, 2, 3, ..., n ). Ces agents échangent plusieurs biens représentés par l’indice j (j = 1, 2, 3, ..., m ). Si Qj et Q j sont les quantités respectivement offertes et demandées du bien j , on peut:

– Soit considérer le marché de chaque bien pris séparément, dont l’offre et la demande représentent la somme des offres et des demandes individuelles, c’est-à-dire:

– Soit représenter l’ensemble de l’économie comme un marché unique où l’offre et la demande représentent la somme des offres et des demandes de tous les biens, c’est-à-dire:

Le choix de cette dernière formulation entraîne évidemment l’élimination de l’information relative aux agents. On appelle agrégation l’opération statistique qui consiste à additionner les offres et les demandes de divers biens. L’opération d’agrégation comporte nécessairement une part d’arbitraire due à la difficulté de donner une définition rigoureuse des biens. Ainsi peut-on prendre en considération le marché de l’automobile, le marché des automobiles de petite cylindrée, le marché des décapotables de petite cylindrée, etc., l’essentiel étant qu’il n’est pas possible de passer directement, dans l’analyse, d’un niveau d’agrégation à l’autre. Si les marchés de tous les biens définissent une économie d’échange équilibrée, on peut en déduire aisément que l’économie dans son ensemble est équilibrée; mais l’inverse n’est pas vrai: l’économie dans son ensemble peut être équilibrée grâce à une compensation entre les résultats nets des différents marchés qui la constituent.

La construction du modèle

La demande peut donc être définie comme la somme agrégée de toutes quantités effectivement demandées à un prix donné et l’offre comme la somme agrégée de toutes les quantités offertes à un prix donné. Il en résulte que l’offre et la demande sont spécifiées à l’aide de deux informations: les prix et les quantités.

La dualité de l’information (prix-quantités) autorise déjà deux interprétations fonctionnelles. L’une a été présentée par L. Walras, l’autre par A. Marshall ; on trouvera leur schématisation dans le tableau 2.

Formellement, chacun de ces deux systèmes comporte trois équations et trois inconnues; ils sont donc déterminés. Mais, alors que les deux premiers groupes d’équations sont des fonctions, les équations (3) et (3 ), appelées conditions d’équilibre, sont des égalités. Le fondement logique de cette dualité d’interprétation tient à l’interdépendance des prix et des quantités, ce qui implique que la quantité est déterminée en fonction du prix suivant l’interprétation de Walras: Q = f (P), aussi bien que suivant l’interprétation de Marshall: P = f (Q).

Quelle que soit l’interprétation retenue, la stabilité d’un tel système dépend évidemment de la forme des fonctions associant les différentes valeurs des prix et des quantités.

On peut supposer pour simplifier que ces fonctions sont continues et constamment dérivables, même si sur le plan économique ces restrictions prêtent à discussion. Si cependant ces deux conditions sont admises, le calcul différentiel offre un outil pratique pour repérer ces fonctions. Les économistes s’en servent à deux fins: l’une, théorique, pour définir qualitativement les formes des fonctions d’offre et de demande; l’autre, empirique, pour mesurer sur des marchés réels la covariation du prix et des quantités offertes ou demandées. C’est à cet usage qu’a été conçu le concept d’élasticité /prix exprimant les variations des quantités demandées ou offertes, qui sont la conséquence des variations du prix du bien considéré (on les représente mathématiquement par la dérivée partielle de premier ordre de la fonction d’offre ou de demande).

Le concept d’élasticité permet de préciser les conditions qui doivent qualifier les fonctions d’offre et de demande pour que le mécanisme autorégulateur puisse maintenir l’équilibre. On démontre notamment qu’il en est ainsi lorsque l’élasticité de la demande est négative et celle de l’offre positive, c’est-à-dire lorsque la fonction de demande est constamment décroissante par rapport au prix et la fonction d’offre constamment croissante par rapport au prix. Cette formalisation permet donc de confirmer avec plus de rigueur l’énoncé littéraire de la loi de l’offre et de la demande.

Les conditions de stabilité d’un système d’échange

La loi de l’offre et de la demande apprend toutefois que le champ d’application du mécanisme autorégulateur de l’offre et de la demande est plus étendu que ne le laissait prévoir sa formulation intuitive. En effet, en dehors du cas «normal» précédemment rappelé (fig. 5 a), elle montre qu’il existe deux autres cas pour lesquels l’offre et la demande tendent également à s’ajuster pour maintenir le système en équilibre.

Dans le premier cas, les élasticités des fonctions d’offre et de demande sont toutes les deux positives, mais la pente de la demande est supérieure à celle de l’offre (fig. 5 b). La demande et l’offre sont alors des fonctions croissantes du prix. Dans la réalité, cette situation peut se présenter lorsque la richesse des agents affectés par cette modification de prix entraîne des modifications dans la structure de leur demande. Tel peut être le cas sur le marché des biens de nécessité, dans une économie où tous les agents disposent de faibles revenus. On observera qu’une interprétation économique de cette situation n’est possible que dans le cadre d’une économie constituée de plusieurs marchés.

Dans le second cas, les élasticités des fonctions d’offre et de demande sont toutes les deux négatives, mais la pente de l’offre est supérieure à celle de la demande (fig. 5 c). L’offre et la demande sont alors des fonctions décroissantes du prix. Cette situation ne peut se présenter dans la réalité que dans une économie de production. Elle correspond par exemple à l’hypothèse où les offreurs (entreprises) cherchent à maintenir leur profit global en compensant par une augmentation des quantités vendues une baisse des prix unitaires.

On notera que ces conditions, dégagées à partir de l’interprétation walrasienne (ajustement des quantités au prix), ne sont naturellement plus valables dans le cadre de l’interprétation de Marshall, à l’exception toutefois du cas dit «normal», c’est-à-dire lorsque la demande est une fonction décroissante et l’offre une fonction croissante du prix.

On ne peut guère aller beaucoup plus loin dans cette voie et préciser davantage le tracé des courbes en suivant cette méthode. Comme Samuelson l’a montré, chaque point est le résultat d’un processus d’ajustement des variables à une situation antérieure résultant elle-même d’un processus d’ajustement précédent, et ainsi de suite. Mais ces difficultés techniques révèlent les limites du pouvoir explicatif de ce genre de modèle. L’interdépendance postulée de toutes les variables implique au point de départ l’introduction de l’équilibre dont la définition est posée de manière arbitraire (égalité des prix d’offre et de demande ou égalité des quantités offertes et demandées), ce qui fait prendre au raisonnement une allure de «cercle vicieux». L’existence d’un équilibre stable et ses conditions de fonctionnement sont appréhendées et discutées en présupposant cet équilibre déjà atteint. Or, contrairement à leur apparence d’évidence comptable, les formules Qd = Q0 ou Pd = P0 (tabl. 2) sont difficiles à interpréter économiquement. En réalité, aucun des processus désignés comme «ajustements par les prix» ou «ajustements par les quantités» n’est précisé par ces égalités.

C’est pourquoi d’autres modèles ont été proposés, en particulier par le Suédois Wold et l’école d’Uppsala. Ces modèles représentent le mécanisme d’offre et de demande à travers un système d’équations récursives constituant une chaîne causale. Ce type de modèle introduit une hiérarchie entre les variables (variables «causes» et variables «effets») ainsi qu’un certain degré d’autonomie dans les relations (la modification du comportement d’un agent ou d’une catégorie d’agents n’entraîne pas ipso facto celle de tous les autres). On peut alors schématiser différemment (tabl. 3) la loi de l’offre et de la demande.

Deux différences essentielles distinguent cette famille de modèles de celle qui a été précédemment analysée. D’une part, toutes les variables sont datées (t , t 漣 1, ...), ce qui confère au modèle une structure dynamique mais entraîne des difficultés d’interprétation (la hiérarchie présumée entre les variables se résout-elle en une simple question de chronologie?). D’autre part, l’équilibre temporaire (3) se trouve défini par un mécanisme explicite et non pas imposé comme une condition abstraite d’existence. En effet, à la période t 漣 1, un prix P t size=1 1 est proposé, ne correspondant pas nécessairement au prix d’équilibre qui se trouve ensuite corrigé à partir des offres et des demandes effectives exprimées sur le marché au prix virtuel. Mais on peut encore imaginer d’autres mécanismes.

Enfin et surtout, pour démontrer la validité de la loi de l’offre et de la demande, il faut prouver que, pour des conditions économiques données (propriété privée et concurrence pure et parfaite), les conditions de stabilité énoncées se trouvent assurées par le seul comportement des agents, définis par un strict calcul d’optimisation de leurs préférences individuelles. Or, comme on l’a indiqué, les courbes d’offre et de demande analysées dans tous ces modèles ne représentent que le résultat agrégé de toutes les offres et de toutes les demandes individuelles, qui seules expriment les calculs des agents. C’est pourquoi une investigation au niveau des agents est indispensable pour expliquer le fonctionnement d’un tel système.

Les équivoques du calcul individuel

Le recours aux mathématiques modernes (topologie, théorie des ensembles, théorie des jeux) a renouvelé la formulation micro-économique traditionnelle de la décision présentée en termes de fonctions d’offre et de demande. Le calcul de tout échangiste peut être représenté par un programme. La finalité de ce programme consiste à satisfaire les préférences de l’agent considéré sous la double contrainte des ressources dont il dispose et du système d’économie dans lequel il opère. Dans un modèle d’«échange pur», la stratégie de l’agent revient à céder une quantité minimale contre une quantité maximale de biens définis par rapport à ces préférences.

Les préférences individuelles des agents

Ce sont les préférences qui fournissent l’ultime critère de décision de l’agent. Leurs contenus réels échappent par hypothèse à l’investigation de l’économiste, mais l’analyse économique doit cependant élaborer un cadre formel destiné à traduire les préférences en termes d’objectifs dans le programme personnel de chaque agent. Pour y parvenir, la théorie économique a recours à deux concepts d’inspiration mathématique différente: la fonction d’utilité et l’espace ordonné des préférences.

Les fonctions d’utilité. On peut espérer mettre en évidence les préférences d’un agent en attribuant à chaque combinaison de biens disponibles une valeur subjective propre. Une formulation plus systématique de cette intuition consiste à associer à toutes combinaisons de biens une valeur d’utilité représentant les préférences subjectives de l’agent. Cette procédure familière aux mathématiciens conduit à la construction de fonctions d’utilité. Mais cette construction rencontre de sérieuses difficultés au niveau de la définition des variables et de leur interprétation. D’une part, les combinaisons de biens sur lesquels portent les préférences sont des complexes de qualité (nature originale de chaque bien et nature propre de leur combinaison) et de quantité (quantité de chaque bien exprimée en unités physiques), dont la traduction en variables exige une investigation préalable sur les règles de composition. D’autre part, la définition des valeurs doit nécessairement se fonder sur une théorie de l’utilité. Une première génération d’économistes «marginalistes» (Jevons, Menger et Edgeworth) a supposé l’existence d’une mesure cardinale de l’utilité sans toutefois pouvoir justifier cette option. C’est pourquoi une seconde génération de «marginalistes» (Pareto, Slutsky, Hicks) a proposé de substituer à cette définition cardinale une définition ordinale de l’utilité. En d’autres termes, la valeur de chaque combinaison ne représente plus qu’une place dans une hiérarchie de préférences. Les courbes d’indifférences de Pareto ont permis une illustration graphique élémentaire de cette interprétation des fonctions d’utilité: toute combinaison de deux biens s’y trouve nécessairement classée par rapport à une autre combinaison quelconque dans l’une des trois catégories suivantes: «meilleure», «moins bonne», «équivalente». Les valeurs d’utilité sont alors des nombres ordinaux exprimant un numéro d’ordre conventionnel. Toutefois, cette convention n’est pas synonyme d’arbitraire et le problème se pose de choisir un indice indépendant de toutes les comparaisons particulières entre deux combinaisons (problème de détermination d’un nombre indice). Mais la définition de ces variables n’est pas encore suffisante pour assurer la correspondance terme à terme impliquée par la fonction. Toutes les fonctions d’utilité construites sur ce modèle sont-elles continues et admettent-elles au moins un facteur d’intégration? Ces questions ne peuvent être résolues sur le plan formel qu’au prix de conditions dont l’interprétation économique peu convaincante limite la portée.

Afin d’éviter le caractère choquant de valeurs d’utilité définies a priori à l’aide d’un système de relations d’ordre arbitrairement posées, Samuelson a proposé une appréhension moins formelle de l’utilité en même temps qu’il a renversé le sens de la fonction. On peut définir la situation de chaque agent à partir de ses ressources propres et du système de prix de l’économie dans laquelle il opère. Le résultat de sa décision se traduit dans le choix d’une combinaison de biens. Cette combinaison représente une solution optimale, dans la mesure où l’agent est supposé rationnel. À chaque situation, il devrait être possible de faire correspondre une combinaison de biens et de construire ainsi une fonction de choix susceptible de mettre en évidence les préférences de l’agent. Mais cette correspondance n’est pas déduite a priori d’une hypothèse quelconque sur l’ordre des préférences, mais «révélée» par les choix successifs de l’agent à chaque changement de situation. En raisonnant sur une suite de situations, la marge d’indétermination de la combinaison optimale se réduit progressivement jusqu’à disparaître tout à fait lorsque cette suite tend vers l’infini. Sur le plan strictement formel, comme l’ont montré Houtacker et Uzawa, cette indétermination peut toutefois être levée à condition de définir une origine (correspondance entre une situation et une combinaison de biens) et de considérer l’ensemble des combinaisons de biens comme doté de propriétés spécifiques (convexité).

L’espace ordonné des préférences. On peut également considérer que les préférences se manifestent dans leur choix et chercher à présenter directement ces préférences à partir d’une logique des choix. Les relations d’ordre fournissent un outil logique adéquat à condition d’interpréter les symboles: face=F0019 閭 est préféré ou est équivalent, 諒 n’est pas préféré ou est équivalent, = est équivalent. Les préférences entre trois combinaisons de biens a , b , c de l’ensemble G sont ordonnées si aa , b 諒 b, cc (relation de réflexivité ); si ab et bc , alors ac (relation de transitivité ). Plus précisément, les combinaisons sont dites «préordonnées» lorsque l’égalité est remplacée par l’équivalence, ce qui entraîne la disparition d’une relation supplémentaire propre à l’ordre: si ab et ba , alors a = b (relation d’antisymétrie). Si l’ensemble des combinaisons est ainsi «préordonné», on appellera Rl (l = 1, 2, ..., l combinaisons) l’espace préordonné à l dimensions ou plus simplement l’espace des préférences. Il en résulte une clarification de la distinction entre le caractère nécessairement conventionnel du choix du système d’axiomes, qui fonde logiquement la décision de l’agent, et l’impératif de réalisme, qui préside à la définition de l’ensemble de combinaisons de biens. Force est de constater que le changement de formulation ne s’est accompagné sur ce dernier point d’aucun progrès. Car, de même que les économistes qui pratiquaient le calcul intégral prêtaient arbitrairement certaines propriétés aux fonctions d’utilité, les théoriciens utilisant la théorie des ensembles confèrent la convexité aux espaces de préférence sans la justifier par une interprétation économique. Pour fournir une illustration intuitive de la convexité on dira que, si a et b représentent les valeurs de deux combinaisons de biens appartenant à un espace ordonné, leur moyenne pondérée obtenue avec des poids respectifs arbitraires appartient également à l’espace ordonné, si celui-ci est convexe.

Les limites de la logique des choix

Si fonctions d’utilité et espaces de préférence présentent une certaine similitude à travers une écriture mathématique distincte, il importe de préciser leur différence. Sur le plan formel, les relations d’ordre se situent à un niveau de généralité supérieur aux fonctions d’utilité. La meilleure preuve en est donnée par le fait qu’à certaines relations d’ordre ne peut correspondre aucune fonction (l’exemple le plus connu est celui de l’ordre lexicographique). D’un autre côté, on ne peut construire une fonction d’utilité sans définir son domaine d’interprétation, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on se propose de définir des relations d’ordre. Cela explique la véritable portée de la tentative de Samuelson qui, au lieu de définir a priori un système d’axiomes caractérisant la logique des choix, cherche au contraire à déduire le système d’axiomes de sa fonction de choix en proposant le système le moins contraignant compatible avec l’existence d’une telle fonction. Il espère ainsi réduire l’arbitraire du système d’axiomes par les contraintes de réalisme qui pèsent directement sur la construction des fonctions de choix.

Mais on peut également, sans suivre l’habile détour des fonctions de choix suggéré par Samuelson, examiner directement les implications empiriques des différentes relations d’ordre. La situation de choix se définit par une «alternative» entre plusieurs combinaisons de biens: il y a autant d’alternatives que de choix. Or les relations d’ordre sont définies sur les branches des alternatives représentées par des combinaisons de biens et non sur des alternatives elles-mêmes. Mais le fait que les combinaisons de biens soient susceptibles de comparaison n’implique pas que les alternatives le soient également. L’observation psychologique la plus courante révèle au contraire que les combinaisons de biens peuvent être estimées à différents points de vue: pratique, esthétique, social, etc. On peut alors considérer que chacun de ces points de vue est susceptible d’être traduit en relations d’ordre (plus ou moins pratique, plus ou moins esthétique, plus ou moins prestigieux socialement, etc.). Mais l’agrégation de ces différentes relations d’ordre en un système d’ordre unique interprété comme l’«utilité économique» n’est pas évidente. De plus, les relations d’ordre sont définies sur le mode binaire. Mais, dans la réalité, les situations de choix se présentent le plus souvent sous la forme d’«alternative à plus de deux branches». Dans ces conditions par exemple, le choix entre trois combinaisons de biens a , b , c peut être présenté indifféremment selon les trois schémas suivants:

or ces schémas ne sont équivalents que si les choix sont considérés comme indépendants des alternatives. En d’autres termes, à l’intérieur de l’espace de préférence des théoriciens, n’importe quelle combinaison peut être confrontée à n’importe quelle autre sans conséquence pour l’issue finale du choix. Cette implication de la définition de l’espace ordonné semble contredite par les résultats des travaux économétriques, qui font apparaître au contraire une hiérarchie des alternatives susceptibles d’une présentation en arbre (fig. 6).

Mais pour procéder à une investigation plus poussée des alternatives, il faut considérer l’information traitée par l’agent. Dans cette perspective et contrairement à la stricte logique de l’ordre, aucun choix n’est indépendant puisque tout choix s’inscrit dans une série. Il en résulte que l’identité entre les branches de deux alternatives différentes ne suffit plus à garantir l’identité des deux alternatives elles-mêmes, puisque le système d’information que représente toute alternative est inséparable d’une «mémoire» relative à la série des alternatives antérieures de même type.

L’effet de substitution et l’effet de revenu

Dans une économie d’échange pur, les seules modifications susceptibles d’intervenir concernent les prix relatifs des biens offerts et demandés. On suppose alors que l’agent cherche d’abord à maintenir son niveau initial de satisfaction en modifiant les quantités qu’il offre et qu’il demande de manière à rester sur la même courbe d’indifférence (effet de substitution ). Cependant, la modification des prix relatifs peut être telle qu’aucune combinaison de biens ne lui permette de demeurer sur la même courbe d’indifférence; elle l’oblige par conséquent à choisir une combinaison de biens correspondant selon les cas à une courbe d’indifférence supérieure ou inférieure à la courbe initiale (effet de revenu ). On en conclut donc généralement que la substitution est l’effet «normal» d’un changement de prix et que l’effet de revenu ne se manifeste que lorsque les conditions de l’échange en empêchent le fonctionnement.

Une analyse plus poussée révèle toutefois que le mécanisme de substitution implique non seulement un revenu réel constant mais exige encore certaines conditions relatives au champ de préférences de l’agent. En termes mathématiques, deux biens se prêtent à une substitution (et sont ainsi qualifiés de «substituables») si la courbe d’indifférence représentant l’ordre de préférence de l’agent possède une dérivée partielle de premier ordre correspondant à une élasticité négative. Mais la détermination du signe de la dérivée partielle de premier ordre n’est pas suffisante pour définir rigoureusement la règle suivant laquelle s’opère la compensation entre les quantités de biens substituées. Cette nécessité a conduit Hicks à énoncer le principe du taux marginal de substitution décroissant , au terme duquel chaque nouvelle quantité d’un bien x destinée à compenser la perte d’une quantité du bien y consécutive à un changement des prix relatifs de x et de y est de moins en moins importante à mesure que s’effectue l’opération.

On a vu d’autre part que l’agent opère ses substitutions de quantités dans le but de maintenir son revenu réel constant, ce qui signifie qu’il dispose d’une mesure non équivoque de son revenu réel. Or plusieurs mesures du revenu réel peuvent être proposées. La plus classique, suggérée par Slutsky, consiste à évaluer le revenu réel de l’agent par rapport à tous les autres biens disponibles sur le marché, dont on suppose la relation de prix constante. Mais rien n’empêche de l’étalonner sur le prix relatif de l’un quelconque des biens disponibles sur le marché, considéré alors comme un numéraire. Suivant cette autre méthode, le résultat dépend des possibilités de substitution pour l’agent entre le bien étalon et les biens dont les prix relatifs se sont modifiés. Il en résulte une ambiguïté qui limite le caractère opératoire du concept de substitution.

Comme l’a montré Samuelson, la recherche de repères destinés à permettre le calcul économique recoupe ici le problème de théorie statistique connu sous le nom de nombre indice , qui se présente lorsqu’il s’agit de comparer des situations à des dates et dans des lieux différents. La démarche suivie dans le cas de l’effet de substitution consiste tout d’abord à transformer l’ordre des préférences de l’agent en un système de prix subjectifs. Cette opération, logiquement possible sous certaines réserves (cf. supra : hypothèse de convexité), a toutefois comme inconvénient de confondre les caractéristiques objectives des biens disponibles sur le marché (quantités mais également propriétés technologiques) avec leurs utilités subjectives (préférences individuelles). Le système de prix subjectifs ainsi défini est alors confronté au système de prix effectifs pratiqués sur le marché. Si l’on suppose par ailleurs que les quantités offertes et demandées par l’agent dans la situation initiale correspondaient à un optimum, la modification des quantités offertes et demandées par l’agent pour conserver un état de satisfaction identique, compte tenu de son ordre de préférences, fournit évidemment une mesure de la différence entre les deux situations. Dans le cas de l’effet de revenu , il faut supposer que toute combinaison de biens correspond à une «richesse» dont la valeur peut être estimée indépendamment des biens particuliers qui la constituent. Ainsi l’ensemble formé par 2 kg de pommes de terre à 1 F le kilogramme + 1 l de vin à 2 F le litre représente la même richesse que l’ensemble formé par 4 pains à 0,50 F le pain + 1 douzaine d’œufs à 2 F la douzaine. Cette équivalence implique cependant que tous les biens ainsi comparés soient simultanément négociables à un prix donné sur le marché, c’est-à-dire qu’il existe effectivement un système de prix unique. Elle supppse en outre une unité de compte conventionnelle (la monnaie dans l’exemple choisi); l’agent mesure alors son revenu en comparant directement sa richesse en unité de compte dans les deux situations.

Il existe une apparente symétrie entre ces deux procédures, puisque la première évalue des prix en quantités et la seconde des quantités en prix, reproduisant ainsi au niveau du calcul individuel la dualité prix-quantités. Mais alors, pourquoi réserver l’évaluation des prix en quantités à l’effet de substitution et recourir à l’évaluation des quantités en prix pour mettre en évidence l’effet de revenu? Ces procédures présentent en réalité deux différences importantes. La première concerne la nature de l’information susceptible d’être transmise à l’agent par les prix et les quantités. Le système des prix fournit une information synthétique sur l’ensemble de l’économie, immédiatement traitable par l’intermédiaire des quantités de biens. Les quantités au contraire informent l’agent de sa propre richesse par l’intermédiaire des prix, sans donner aucune indication sur l’ensemble des richesses de l’économie. La seconde est relative au type de mesure utilisé. Un système de prix ne requiert pas nécessairement une interprétation cardinaliste mais peut, comme on l’a vu, traduire seulement un ordre, tandis qu’une quantité de «richesse» n’est intelligible que par l’intermédiaire d’unités cardinales.

Les mécanismes d’ajustement

On raisonnera tout d’abord dans le cadre de l’hypothèse initiale où il existe un système de prix d’équilibre résumant l’information nécessaire et suffisante à tous les agents pour prendre leurs décisions. Comment parvenir concrètement à un système de prix uniforme (prix d’équilibre) dans une économie comprenant des millions d’agents et des millions de produits (libre concurrence), répartis sur un vaste espace? On peut imaginer par exemple avec Patinkin l’image futuriste d’un immense ordinateur qui, ayant mis en mémoire l’ensemble des équations d’offre et de demande, résoudrait le système puisque, selon le vœu de Walras, il comporte autant d’équations que d’inconnues (à un degré de liberté près) et diffuserait ensuite la solution auprès de tous les agents. Cette fonction permet de dégager deux traits caractéristiques susceptibles de mettre en évidence les conditions d’une confrontation efficace des agents. La fonction d’ajustement consiste donc à calculer, annoncer et diffuser le système de prix d’une économie d’échange. Elle constitue une fonction d’« arbitrage », logiquement distincte des fonctions d’optimisation prêtées généralement aux agents opérant sur le marché. Concrètement, cette fonction peut être assurée, suivant l’organisation de l’économie: soit par tous les agents en concurrence avec leur fonction personnelle d’optimisation (marchés inorganisés); soit par certaines catégories d’agents seulement, comme les commerçants, en concurrence avec leur fonction d’optimisation (marchés organisés mais décentralisés); soit encore par une seule catégorie d’agents n’ayant pas d’autre fonction sur le marché, comme par exemple le commissaire-priseur d’Edgeworth ou encore un comité national des prix (marchés centralisés).

D’autre part, pour calculer un système de prix, il est nécessaire de recourir à des unités de compte tout à fait arbitraires, afin d’homogénéiser les offres et les demandes formulées en unités physiques. Dans le langage de Walras, il s’agit du numéraire correspondant au degré de liberté du système d’équations d’offre et de demande (n 漣 1); dans l’hypothèse simplifiée de deux agents détenteurs de deux biens, l’échange s’effectue par le moyen d’une confrontation directe, et il ne s’agit pas encore de marché. Mais lorsque l’économie comporte de multiples biens et que chaque coéchangiste ne dispose pas de bien commun, l’existence d’un système de prix exprimé en unités conventionnellement acceptées par les participants rend possible la génération des opérations triangulaires où deux coéchangistes n’ayant aucun bien de transaction en commun communiquent par le moyen d’un troisième qui joue le rôle d’intermédiaire. Les unités conventionnelles destinées à «porter» l’information du système de prix sur le marché sont évidemment parfaitement indépendantes sur le plan formel des divers indices d’utilité dont peuvent se servir les agents pour effectuer leur calcul d’optimisation individuel.

Ces considérations révèlent que l’analyse de l’échange ne peut se contenter d’une définition rigoureuse des opérateurs individuels (dotations, préférences, calculs d’optimisation), mais qu’elle doit également procéder à une investigation du système (règles du jeu, procédures d’arbitrage, diffusion de l’information) dans lequel se déroulent les opérations. Mais tandis que, sur le premier point, la science économique a forgé depuis un siècle une série de concepts de plus en plus raffinés (fonctions d’utilité, espace de préférence, etc.), elle ne dispose le plus souvent sur le second que des observations des économistes antérieurs, généralement formulées dans un cadre différent (économie de production), et des travaux réalisés dans d’autres disciplines (informatique, statistique). C’est pourquoi les théoriciens ont longtemps préféré ignorer ces phénomènes et il a fallu attendre une période tardive pour voir apparaître les premières études rigoureuses consacrées aux mécanismes de confrontation et d’arbitrage sur un marché. Deux voies avaient cependant été tracées, l’une par Léon Walras et l’autre par Alfred Marshall, qu’il convient maintenant d’examiner.

Processus de «tâtonnement» de Walras

Walras a imaginé la procédure dite de «tâtonnement», destinée à montrer comment un marché de concurrence parfaite fournit une illustration concrète de la solution simultanée des multiples systèmes d’équations d’offre et de demande par lesquels il représente l’équilibre économique général. On peut présenter schématiquement la procédure du «tâtonnement» en quatre phases principales:

a ) L’arbitre annonce un système de prix «au hasard», aux termes duquel le prix de chaque bien sur le marché est exprimé en unités de numéraire.

b ) Chaque échangiste transmet à l’arbitre un «ticket» sur lequel se trouvent libellées les quantités d’offre virtuelle et de demande virtuelle de chaque bien au prix annoncé.

c ) L’arbitre calcule en unités de numéraire le résultat net de ces offres et de ces demandes virtuelles sur le marché de chaque bien.

d ) L’arbitre annonce un nouveau système de prix tenant compte des informations contenues dans les offres et les demandes virtuelles exprimées par les agents, où par conséquent le prix en numéraire des biens ayant enregistré une demande supérieure à l’offre est en hausse alors que celui des biens dont la demande est inférieure à l’offre est en baisse.

On observera que les phases (a ) et (d ) correspondent logiquement à la même opération. Les phases (b ) et (c ) se poursuivront donc jusqu’à ce que le système de prix annoncé par l’arbitre corresponde à la solution de l’équilibre. Le point fondamental est qu’aucune transaction n’est réalisée avant que le système de prix d’équilibre n’ait été atteint.

Il reste à démontrer que le mécanisme converge nécessairement vers la solution d’équilibre, c’est-à-dire qu’à la longue, après quelques approximations (tâtonnement), l’arbitre annonce toujours le prix d’équilibre. Ce point fait l’objet de nombreux débats.

Des théoriciens comme Uzawa ont mathématiquement fourni cette démonstration sous certaines conditions restrictives (substitution générale des biens échangés sur le marché). Mais de nombreuses critiques se sont élevées, relatives au caractère irréaliste, pour ne pas dire complètement fictif, de cette procédure, notamment celles de Solow aux États-Unis et de Maurice Allais en France.

Ces critiques peuvent être résumées sous trois chefs principaux:

– De même que dans la construction formelle du système d’équilibre général, Walras suppose au point de départ l’équilibre réalisé, de telle sorte que les prix initiaux ne sont pas en réalité annoncés tout à fait «au hasard», mais traduisent en fait un état d’équilibre antérieurement atteint. En d’autres termes, le jeu conçu par Walras part d’un système de prix d’équilibre initial pour atteindre un nouveau système de prix d’équilibre final.

– Aucune transaction n’étant effectuée avant que le système n’ait atteint la position d’équilibre, on peut dire que dans les faits le passage d’un état d’équilibre à un autre se fait en une seule fois. On voit difficilement comment il serait possible dans le cadre d’une société libérale d’empêcher que les transactions soient effectuées avant que le système de prix n’ait atteint une position d’équilibre, surtout lorsque l’on raisonne par exemple à l’échelle d’un vaste ensemble de marché (une région ou une nation).

– L’idée contestable de système de prix unique en un instant donné valable pour tous les agents de l’économie se heurte à deux objections: l’une tient à l’organisation d’un système centralisateur de l’information dans une économie définie à l’origine comme décentralisée; l’autre, plus profonde et qui la prolonge, tient à l’hypothèse d’un instant unique identique à tous les agents qui forment l’économie, ce qui contredit l’analyse subjective des préférences qui est supposée présider aux choix des agents.

Plutôt que de prolonger ces critiques, on peut conclure que la procédure de «tâtonnement walrasien» se fonde en fait sur deux mécanismes distincts: la très ancienne «loi de l’offre et de la demande», qui explique les réactions des échangistes aux annonces des systèmes de prix, et un procédé d’enregistrement, de comptabilité et de diffusion de l’information, qui renseigne les échangistes sur l’état du marché «virtuel» et qui peut en outre régler le marché de façon automatique à partir d’une norme abstraite (le prix d’équilibre), un peu à la manière d’un rhéostat.

Le premier de ces mécanismes constitue le domaine privilégié de l’analyse micro-économique, qui représente chacun des échangistes comme un Robinson Crusoé défini par une fonction d’utilité traduisant ses préférences individuelles. Le second relève pour l’essentiel de l’analyse macro-économique, puisqu’il ne traite que de résultats agrégés nets (balance entre la somme des offres et les demandes exprimées pour chaque bien), indépendamment des agents eux-mêmes. Pour faire la jonction entre les deux, un certain nombre de fictions ont été introduites de manière intuitive et analogique, comme par exemple l’arbitre annonceur des prix. Les travaux ultérieurs révéleront que cet arbitre constitue une simulation qui ne devient intelligible qu’à la lumière d’une analyse par ordinateur de l’information.

La solution de Marshall

La procédure suggérée par Marshall est en liaison avec son étude de la courbe de demande. Chaque agent joue le double rôle d’échangiste et d’arbitre. Raisonnant à la marge, Marshall accorde à chaque bien une utilité marginale correspondant à la satisfaction procurée à l’agent par la dernière unité physique du bien demandé. L’arbitrage de l’échangiste consiste à faire coïncider cette utilité marginale nécessairement subjective avec le prix du bien sur le marché. Concrètement, le raisonnement peut être formulé en ces termes: «Voilà le maximum d’augmentation de prix du bien a que j’accepterai pour me procurer une unité supplémentaire de ce bien»; ou encore «Voilà la quantité du bien a dont j’accepterai de me priver pour ne pas compromettre mon budget.» Ce raisonnement ne devient toutefois opératoire que s’il existe une unité de mesure commune entre les prix et les quantités effectivement pratiqués sur le marché et les prix et les quantités servant d’indice d’utilité à l’agent. Dans la pratique, c’est l’unité monétaire qui sert de numéraire et l’on dit par exemple que 10 kg de pommes de terre valent 10 F. Le problème est alors de déterminer à quelles conditions cette unité monétaire peut également servir légitimement de base d’évaluation à l’agent pour faire les calculs de maximisation de son utilité. Cette solution, à première vue séduisante par sa simplicité, est cependant loin d’être évidente. Supposons une économie de propriété privée dans laquelle les richesses détenues par chaque agent sont constituées par des ensembles de biens de compositions différentes. Chaque agent pourra évaluer à sa manière sa richesse, appelée parfois à tort son revenu, et il sera également possible de trouver une évaluation de l’ensemble formé par toutes les richesses de cette économie. Mais ces différents indices ne sont pas nécessairement comparables. Pour résoudre ce problème, Marshall suit alors la méthode marginaliste: l’utilité d’un bien est étalonnée par la quantité des autres biens auxquels l’agent est prêt à renoncer pour obtenir une unité supplémentaire de ce bien. On désigne ici par «autres biens» non seulement les biens détenus par l’agent mais l’ensemble des biens disponibles sur le marché de l’économie considérée. En toute rigueur, la construction d’un tel indice est difficile et aucune solution n’est absolument satisfaisante. En effet les «autres biens» représentent, comme on l’a noté, l’ensemble des biens disponibles sur le marché sauf un, précisément celui dont la demande fournit une mesure de l’utilité. C’est pourquoi Marshall se contente d’une approximation logiquement contestable: il considère cet «ensemble des autres biens» comme un seul bien qu’il appelle « monnaie ». La monnaie ainsi définie peut être divisée en unités conventionnelles de la même manière que le numéraire walrasien.

Toutefois ce raisonnement n’implique pas nécessairement que le calcul de l’agent se confonde avec l’arbitrage du marché pour garantir l’équilibre. L’évaluation de l’agent telle qu’elle a été décrite présente en effet deux biais. Selon le premier, le calcul de l’agent n’est pas effectué en unité monétaire proprement dite mais en unité de revenu monétaire, puisque les biens qu’il détient au cours de la transaction sont assimilés à son revenu. Or, il n’est nullement prouvé qu’une modification dans le niveau de revenu soit sans incidence sur ces unités. Supposons que, par suite de transactions réalisées à des prix qui ne sont pas ceux de l’équilibre, certains agents s’enrichissent provisoirement au détriment d’autres: les arbitrages risquent alors d’être opérés sur d’autres bases que si la répartition initiale des revenus ne s’était pas modifiée. L’évaluation de l’agent peut également être envisagée sous un second biais: la procédure de mesure de l’agent consiste, comme on l’a montré, à étalonner chaque bien sur l’ensemble des autres biens disponibles dont les prix sont supposés constants. En procédant ainsi séparément pour chaque bien et en supposant que les biens sont indépendants, l’agent dispose d’une série d’évaluations monétaires de l’utilité des différents biens qu’il désire voir entrer en sa possession. Il peut en outre les additionner moyennant l’hypothèse supplémentaire de linéarité des utilités. Mais ces unités monétaires du calcul marginal sont toutefois distinctes d’une monnaie numéraire de type walrasien. Une unité de compte peut en effet être représentée par un titre donnant droit à l’acquisition de l’un quelconque des biens disponibles sur le marché; cette unité correspond alors à la notion de pouvoir d’achat de la monnaie. Cette propriété ne s’applique cependant pas à la monnaie marshallienne, qui représente un titre sur l’ensemble des biens disponibles, à l’exception d’un seul, celui qui fait l’objet de l’évaluation. Si la part de ce bien représente une fraction négligeable dans le budget de l’agent, l’assimilation peut être acceptable, mais il n’en est pas de même dans le cas inverse.

Pour réduire ce genre de distorsion, Marshall postule la constance de l’utilité marginale de la monnaie. Cette hypothèse lui permet de considérer la monnaie comme une mesure cardinale de l’utilité. Il est intéressant de constater que les premières formulations du fonctionnement d’un marché en termes de théorie des jeux ont procédé à des simplifications qui présentent une analogie avec la démarche de Marshall. Elles supposent en effet l’existence d’un intermédiaire d’échange, la monnaie utilisée par les joueurs pour leurs règlements après chaque partie, ainsi qu’une relation linéaire entre les unités monétaires de paiement et les utilités subjectives des agents, de telle sorte que tout paiement monétaire peut être interprété comme un transfert d’utilité.

La solution de fonctionnement d’un marché proposée par Marshall peut être résumée ainsi:

– Chaque échangiste fixe non seulement les quantités de biens qu’il est disposé à offrir et à demander mais encore le prix, exprimé en unité monétaire, auquel il accepte de négocier. Les prix, ici, correspondent à des minima et à des maxima obtenus par un calcul d’utilité marginale.

– Les transactions s’opèrent lorsque deux agents au moins se sont rencontrés sur un prix qui ne correspond pas nécessairement au prix d’équilibre.

– Les conditions du marché concurrentiel (information parfaite, égalité des partenaires) assurent que le mécanisme de l’offre et de la demande fera converger les différents prix pratiqués au cours de ces transactions successives vers un prix unique correspondant à la situation d’équilibre.

La comparaison entre les voies ouvertes par Walras et par Marshall pour décrire le fonctionnement d’un système d’échange permet de découvrir à la fois des similitudes et des divergences entre ces deux démarches. L’une et l’autre se réfèrent à un système d’ajustement prix-quantités, fondé sur le calcul individuel de chaque agent en fonction de ses préférences. L’une et l’autre cherchent également à éliminer par un artifice les effets pervers risquant d’en fausser le fonctionnement en modifiant la répartition des revenus (absence de transaction en dehors de l’équilibre chez Walras; confrontation des plans individuels et constance de l’utilité marginale de la monnaie chez Marshall). Mais le procédé imaginé diverge d’un auteur à l’autre: tandis que Walras songe à une instance anonyme centralisant et diffusant instantanément et gratuitement toute l’information sur le marché, Marshall cherche du côté des modalités de paiement le lien entre les calculs subjectifs de l’agent et la situation objective du marché.

Les voies de la recherche contemporaine

Prolongeant les travaux de Walras et Marshall, les chercheurs contemporains se sont efforcés de dégager d’une part d’autres procédures de tâtonnement plus proches des réalités observées, et de préciser d’autre part le rôle essentiel joué par la monnaie dans les processus d’ajustement.

Les différents types de tâtonnement

Une analyse plus fine permet de distinguer deux nouvelles catégories d’informations nécessaires à la décision économique: a ) la connaissance générale d’un champ de possibilités (par exemple, espace de préférence d’un agent); b ) la connaissance ponctuelle d’une action ou d’une série d’actions déterminées (ainsi, les quantités d’un bien effectivement offertes ou demandées à un prix déterminé). Dans un modèle où les seules actions sont des échanges, toute information de type (b ) est par définition commune à deux agents au moins (cette caractéristique s’impose avec plus d’évidence encore dans le cas particulier d’une économie de troc). De plus, lorsque le champ des possibles est constitué par l’espace de préférence – ce qui est le cas des économies d’échange –, les informations de type (a ) et (b ) se trouvent reliées entre elles de manière très claire: toute information de type (b ) se trouve interprétée par le moyen d’une information de type (a ). Il en résulte une transformation dans la définition initiale d’une économie concurrentielle, puisque chaque agent est censé aux termes de cette nouvelle présentation disposer à titre exclusif d’une information de type (a ) sur lui-même et partager avec les autres agents une série indéterminée d’informations de type (b ).

Le schéma d’Edgeworth. La fiction d’un arbitre n’est donc plus nécessaire pour expliquer la formation d’un système de prix d’équilibre, puisque chaque agent communique directement avec les autres par l’intermédiaire des opérations de marchandages qui sont à l’origine des informations de type (b ). Edgeworth fut le premier à proposer un schéma rudimentaire de ce mécanisme dans ses Mathematical Psychics (1881), mais ce n’est que bien plus tard que l’importance de ses travaux fut reconnue. Il y présente l’économie concurrentielle sous la forme d’un jeu régi par les règles suivantes:

– Chaque agent a le droit de proposer à tout autre agent une transaction destinée à améliorer sa situation au regard de ses préférences. Dans l’hypothèse du troc analysée par Edgeworth, il s’agit de certaines quantités de biens déterminées, demandées et offertes en contrepartie, définissant un taux d’échange.

– Chaque agent a le droit d’accepter ou de refuser toutes les propositions émanant de n’importe quel autre agent.

– Chaque agent est libre de «recontracter», c’est-à-dire d’accepter en cours de transaction toute proposition nouvelle émanant de n’importe quel autre agent (proposition considérée comme plus intéressante au regard de ses préférences).

Au début de la partie, les agents émettent «au hasard» des propositions d’offre et de demande en fonction uniquement de leurs préférences et de leurs dotations initiales. Les transactions commencent alors sur la base des premiers accords intervenus entre les échangistes. À mesure que l’information des premières transactions est transmise à l’ensemble des échangistes, d’autres accords sont conclus sur de nouvelles bases, jusqu’à ce qu’aucune nouvelle transaction ne permette plus d’améliorer la situation initiale d’aucun agent au regard de ses préférences, sans porter atteinte à celle d’un seul autre. Différents taux d’échange concrétisent les étapes successives qui conduisent le système d’échange à la situation d’équilibre ainsi définie. Le processus peut également être appelé «tâtonnement», à condition de le distinguer soigneusement du processus décrit par Walras.

Cette formulation présente l’avantage d’éviter la discontinuité entre, d’une part, les offres et les demandes individuelles (micro-économie) et, d’autre part, les offres et les demandes agrégées (macro-économie). La stabilité du système d’échange ainsi conçu n’est plus en effet recherchée dans la loi de l’offre et de la demande, mais dans un principe dynamique au terme duquel la solution finale (système de prix d’équilibre) est indépendante du chemin parcouru pour l’atteindre, c’est-à-dire de l’ordre particulier dans lequel se sont déroulées les diverses phases du tâtonnement dans une économie concrète.

La critique du schéma d’Edgeworth. Quelle qu’en soit sa richesse, le modèle originel d’Edgeworth présente deux lacunes principales: l’équivoque du concept de «re-contrat» et le caractère restrictif de l’économie de troc qui en constitue le support.

Sur le premier point en effet, ou bien, comme le laisse entendre Edgeworth, les transactions ne se réalisent que lorsque toutes les offres de négociations sont transmises à tous les agents, ce qui entraîne une analogie entre le «re-contrat» d’Edgeworth et le tâtonnement walrasien, ou bien certaines transactions sont effectuées antérieurement, ce qui conduit logiquement à renoncer à la dénonciation unilatérale des termes du contrat. Allais préfère retenir cette seconde interprétation et adapte le modèle d’Edgeworth de manière à le rendre plus réaliste, en considérant que deux transactions portant sur une même catégorie de biens et effectuées à peu de temps de distance par le même agent sur des bases contractuelles différentes représentent un re-contrat. Pour être plus précis, Allais propose de substituer la «re-négociation» au terme de re-contrat, en distinguant la procédure de négociation (au cours de laquelle se trouvent établies les bases du contrat) du contrat lui-même, dont les termes doivent nécessairement être honorés.

Sur le second point, l’introduction d’un bien particulier comme intermédiaire d’échange (la monnaie) implique une certaine forme d’organisation, puisqu’elle a comme conséquence de prévenir la confusion entre l’opération de marchandage et le marché. En effet, chaque transaction, s’opérant concrètement entre un bien quelconque demandé ou offert et de la monnaie (l’ensemble des négociations portant sur un même bien), se trouve individualisée dans ce qu’on appelle un marché. Cette extension, également proposée par Allais, met en évidence les deux angles sous lesquels tout système d’échange peut être analysé: à partir des agents qui opèrent conjointement sur plusieurs marchés (Pareto, Edgeworth et la théorie des jeux); à partir des biens qui font l’objet simultanément de plusieurs transactions (Walras et Marshall). Il en résulte que les conditions de stabilité du système sont énoncées de façon très différente suivant le point de vue adopté.

Mais la combinaison d’une économie de troc avec une procédure de re-contrat correspondant à la première interprétation n’est pas fortuite chez Edgeworth. C’est elle au contraire qui rend possible l’existence d’un système de prix unique. À toute économie correspond un système de prix unique lorsqu’au temps t0 il existe un taux d’échange fixe, déterminé pour toutes les opérations et valable pour tous les opérateurs. Le concept de système de prix unique présente un intérêt formel évident dans la mesure où il se prête aisément à un traitement mathématique satisfaisant (espaces vectoriels). Mais son interprétation économique se révèle au contraire plus délicate. Il introduit en effet de façon assez arbitraire l’ubiquité et la simultanéité dans le système analysé. C’est pourquoi, prolongeant les intuitions d’Edgeworth au-delà des conclusions de l’auteur, Allais remet en question le concept de prix unique et oppose au modèle traditionnellement «moniste» de l’économie de marché un modèle «pluraliste» de l’économie de marchés , où peuvent coexister plusieurs systèmes de prix spécifiques pour chaque opération d’échange. Il paraît cependant difficile de se prononcer sur le degré de réalisme (ou d’irréalisme) des implications économiques d’un système de prix unique. Une appréciation rigoureuse requiert au préalable une analyse comparative du fonctionnement des systèmes de décision centralisés et décentralisés et pose par conséquent l’épineux problème d’une répartition optimale de l’information entre les unités d’un système économique. On comprend aisément, en tout cas, pourquoi ce genre de question ne pouvait effleurer la grande majorité des théoriciens du XIXe siècle, et même du début du XXe, qui raisonnaient délibérément dans un univers d’information parfaite.

Le schéma d’Edgeworth ne précise enfin ni par quels moyens, ni au bout de combien de temps, ni à quel coût s’effectue la rencontre des échangistes. L’analyse traditionnelle avait coutume de considérer ces facteurs comme contingents et de les abandonner aux études institutionnelles. Les recherches ultérieures, entreprises notamment dans les domaines de la théorie des jeux et de la théorie monétaire, ont permis au contraire de mettre à jour différents modes logiques d’organisation des marchés, indépendamment de toute considération historique. On rappellera du reste que les mécanismes de tâtonnement proposés comme exemplaires et par conséquent très généraux ont été conçus à partir de modes d’organisation très particuliers (le marché des titres en Bourse pour Walras et la salle de ventes pour Edgeworth).

La fonction d’information de la monnaie

Dans la pratique, les transactions ne peuvent avoir lieu que si deux conditions se trouvent préalablement remplies: la mise en relation des éventuels échangistes et la coïncidence dans l’espace et dans le temps des décisions d’offre et de demande des partenaires intéressés. Si l’on raisonne, comme nous l’avons fait jusqu’à maintenant, dans le cadre d’une économie où chaque opération d’échange s’effectue en une transaction unique (un bien contre un autre bien), ces conditions échappent à la définition de l’échange et leur réalisation dépend de l’organisation du marché. Or l’organisation du marché est le plus souvent considérée comme extérieure au modèle général d’une économie d’échange pur. Aussi les mécanismes d’ajustement imaginés par Edgeworth, Walras et Marshall ne sont-ils en fait que divers types d’organisation d’une même économie de troc.

L’introduction de la monnaie dans une économie d’échange pur a pour conséquence d’en transformer la définition. Avec la monnaie en effet, chaque opération d’échange s’effectue au moyen de deux transactions distinctes (bien contre monnaie et monnaie contre bien). Comme l’ont fait observer en particulier Clower, Pesek et Saving, les conditions de fonctionnement d’une économie d’échange s’en trouvent nécessairement modifiées:

1. Le fait que chaque bien s’échange exclusivement contre de la monnaie entraîne un découpage de l’économie en autant de marchés que de biens négociables. La mise en relation des échangistes n’exige pas dans ces conditions le recours à des procédés supplémentaires d’organisation, comme la définition d’un lieu et d’une date dans le cas du marché marshallien.

2. La monnaie étant négociable à tout moment contre chaque bien, la coïncidence entre les deux transactions qui caractérisent l’échange n’est pas nécessaire. Avec la monnaie, la durée se trouve ainsi introduite dans l’économie.

Ces conditions de réalisation des transactions sont interprétables en termes d’information nécessaires au fonctionnement d’une économie d’échange. La monnaie assume une première fonction d’information en classant par catégories de biens l’ensemble des offres et des demandes qui se manifestent dans l’économie (marchés). Elle allège en outre la contrainte et par conséquent le coût de l’information en introduisant une dimension de durée dans les opérations de l’échange et en supprimant ainsi la nécessaire synchronisation entre offres et demandes de biens.

Certains auteurs, comme Clower, en ont conclu qu’il existait deux systèmes d’échange logiquement possibles: l’économie de troc (où tous les biens s’échangent contre tous les biens) et l’économie monétaire (où tous les biens s’échangent contre la monnaie et où la monnaie s’échange contre tous les biens, mais où aucun bien ne s’échange contre un autre bien). Un schéma emprunté à Clower permet d’illustrer la différence entre ces deux systèmes. Soit une économie de troc (fig. 7), constituée de deux biens a et b , et une économie monétaire (fig. 8), constituée de trois biens a , b et m (monnaie): l’intersection des lignes et des colonnes représente les échanges et le signe 列 indique que l’opération est possible, le signe 0 qu’elle ne l’est pas.

Il en résulte que la stratégie des agents qui fondent leur calcul économique est différente dans les deux systèmes puisque l’unique contrainte de budget de l’économie de troc est remplacée dans l’économie monétaire par une double contrainte de revenus et de réserves , correspondant aux deux types distincts de transactions effectuées par l’agent.

Mais plutôt que de prolonger une opposition un peu académique entre système de troc et système d’échange monétaire, il est sans doute plus intéressant de considérer l’économie monétaire comme l’une des formules possibles d’une organisation décentralisée de l’échange.

Théorie économique et théorie de l’information

En vue d’analyser les mécanismes de l’échange, la théorie contemporaine a développé les possibilités logiques d’un modèle très restrictif (cf. chap. 1). Cette démarche explique la position dominante occupée depuis la fin des années 1960 par l’école néoclassique dans la communauté des économistes. Mais la rencontre de la théorie économique traditionnelle avec la programmation linéaire, la théorie des jeux et la théorie de l’information a considérablement renouvelé la présentation et l’interprétation de ce modèle, en fournissant les bases techniques pour en discuter la généralité. Ainsi la programmation linéaire a-t-elle permis de distinguer le programme d’une économie, qui constitue son objectif (par exemple optimisation des préférences individuelles, définie par une répartition optimale des allocations de biens), des méthodes susceptibles de le réaliser (système d’échange décentralisé ou système d’affectation centralisé des allocations). Le jeu de l’offre et de la demande sur un marché concurrentiel ne correspond dans cette perspective qu’à un mode particulier de réalisation du programme.

Les recherches contemporaines essaient de prolonger ces idées mises en évidence par la programmation linéaire: comment définir de façon rigoureuse les différentes méthodes susceptibles de réaliser un programme et sur quelle base choisir la meilleure? Le concept de structure d’information d’une «équipe» fournit une approche intéressante des systèmes économiques entendus comme des circuits de décision dotés d’un programme. La théorie des équipes élaborée au cours des années 1960, surtout par Marshak et Radner, représente une première ébauche d’une théorie économique de l’information permettant à la fois de décrire et de classer les processus de décision d’un groupe (l’équipe) et de fournir un critère de choix entre différentes formules d’organisation (structure optimale de l’information). Cette perspective élargit en l’approfondissant la présentation des systèmes de décision à partir d’hypothèses extrêmes portant sur le détenteur de l’information (organisation centralisée, organisation décentralisée) et sur la communication de l’information (jeu conflictuel, jeu coopératif).

La formulation de l’échange en termes de théorie des jeux a permis l’utile distinction entre la définition des règles et celle de la stratégie des joueurs. Mais la stratégie dans la théorie des jeux est une règle de conduite définie dans l’abstrait par chaque agent pour atteindre la solution d’équilibre. Le jeu consiste alors en un système abstrait ou «normalisé» dont la structure est indépendante des coups des différents agents au cours d’une partie réelle quelconque.

Les travaux plus récents prolongent l’analyse du jeu de manière à décomposer chaque stratégie en une suite de coups. La décision de l’agent avant chaque coup peut être présentée sous la forme d’alternatives en fonction des informations fournies par les différents coups déjà réalisés par les autres agents. À chaque coup, le joueur dispose d’une information supérieure à celle du coup précédent et l’ordre dans lequel jouent les partenaires est déterminant pour l’état de leur information et par conséquent pour la définition des différentes branches d’alternative dont ils disposent. Le déroulement d’une partie peut alors être étudié comme un système dynamique où chaque coup est déduit de la stratégie du joueur et de la série des coups qui l’ont précédé depuis le début de la partie.

Si chaque partie peut être ainsi définie en coups, il est plus difficile de décomposer le jeu en parties. Pour y parvenir, les théoriciens recouraient le plus souvent à une distinction entre l’information «endogène» et l’information «exogène», la première correspondant à l’information fournie par le déroulement du jeu lui-même et la seconde à l’information extérieure au jeu, traitée par conséquent comme une donnée paramétrique. On définit alors couramment la partie par rapport à la stabilité de l’information exogène. Mais le caractère arbitraire d’une telle définition est évident; c’est la raison pour laquelle les recherches actuelles s’orientent dans une autre direction, celle de la stabilité des stratégies des agents.

Parties d’un modèle étroit de l’échange, les recherches de pointe contemporaines ont approfondi la définition formelle des opérations économiques. Mais ces recherches n’ont pas été accompagnées d’un renouvellement parallèle de la définition des objets sur lesquels portent ces opérations. Faute d’un tel travail, la théorie économique continue à se référer aux concepts de biens économiques, de produit, de capital, de revenu, forgés au XIXe siècle et par conséquent mal adaptés à la nouvelle formulation des opérations. Ce décalage permet de comprendre la portée véritable du grand débat ouvert au tout début des années 1960 entre l’école néo-classique américaine du Massachusetts Institute of Technology (Samuelson, Solow) et l’école anglo-italienne de Cambridge (J. Robinson, P. Sraffa, L. G. Pasinetti). Les premiers pensent éliminer cette source de difficultés en prônant le recours à des définitions purement opérationnelles des objets économiques, alors que les seconds jugent ces définitions inacceptables et proposent d’en renouveler préalablement le contenu.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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